Camille Mortelette

“Les bassins miniers ont besoin de démarches démocratiques ascendantes ”

Camille Mortelette est chercheuse en géographie. Spécialiste du bassin minier du Nord de la France, elle a fait sa thèse sur les réhabilitations des anciens sites industriels. Elle porte dans ses recherches une nouvelle vision des territoires anciennement industriels : faite de liens, d’espaces culturels, de réappropriations citoyennes et politiques. Elle revient dans cet échange sur le choc qu’a été la désindustrialisation en France, sur les blessures qu’elle a laissé, et sur les nouvelles manières d’inventer le futur des territoires industriels. Un entretien réalisé par Damien Deville pour l’Archipel des Alizées.

Archipel des alizées  : Un grand merci Camille d’avoir accepté notre invitation. Dans ta thèse de doctorat, tu as travaillé sur les conséquences patrimoniales de la désindustrialisation du Nord-Pas-de-Calais. Quels types de précarité a entrainé la rapide désindustrialisation de la région ?

Camille Mortelette : Je pense qu’il faut d’abord avoir en tête que la désindustrialisation de la région a finalement été un processus plutôt long. Pour prendre l’exemple de l’industrie houillère, les premières mines ont fermé dès la fin des années 1960 et le dernier carreau de mine à fermer a été celui de Oignies en 1990. On parle souvent de choc quand on évoque cette période, ce qui donne une impression de brièveté, mais la crise a été longue avec des répercussions sur plusieurs décennies.

Le deuxième aspect majeur de ce processus c’est qu’il a été multidimensionnel. Bien sûr, on pense d’abord aux aspects économiques : dans le bassin minier du Nord-Pas-de-Calais l’activité houillère était une mono-activité, surtout dans le versant occidental. Une fois l’activité extractive disparue c’est tout un pan de l’économie locale qui s’est effondré. Avec la fermeture des mines, ce sont des emplois directs qui ont été perdus (avec une mise au chômage massive et de nombreuses retraites anticipées fortement encouragées), mais aussi de nombreux emplois induits. Ce sont plus de 125 000 emplois qui ont été perdus.

La désindustrialisation, c’est aussi un choc social. Les politiques de reconversion et d’accompagnement à la formation des mineurs, notamment dans l’industrie automobile, n’ont pas été suffisants par rapport à l’ampleur des emplois disparus selon les études qui ont été menées dans les années 1990. De nombreux indicateurs montrent que la population locale connaît toujours de nombreuses difficultés en termes d’accès aux études ou à l’emploi, aux soins. La question du rôle de l’Etat et des pouvoirs publics locaux ainsi que des modalités d’accompagnement des habitants du bassin minier est encore à poser. Des travaux de sciences sociales sur ces problématiques seraient très utiles pour mieux comprendre ce qu’il s’est passé entre les années 1980 et 2000.

Enfin, il y a eu un choc culturel. Les puits de mine ont été fermés et avec eux ce sont des symboles, des habitudes, une appropriation de l’espace autant que des relations sociales qui ont été bouleversés. Dans les années 1980, alors que beaucoup de puits étaient déjà fermés, certains partis et élus locaux ont tenté de peser pour que le gouvernement ouvre à nouveau les mines et à porter des politiques de subventions pour relancer l’activité. Ces demandes sont finalement restées sans suite, mais elles montrent la place majeure qu’occupait la mine dans la région et le désarroi profond qu’a engendré la fin de l’exploitation du charbon.

Ces différents chocs ont amené une précarité durable mais aussi un travail de deuil particulièrement long et peut-être pas encore entièrement achevé. Une ancienne salariée d’un bailleur social locale me parlait de « mémoire amnésique » en entretien. J’ai pu constater une certaine sélection mémorielle également auprès d’habitants interrogés pendant mon travail de thèse. Les discours évoquent régulièrement la période de l’extraction comme un âge d’or et en oubliant presque à quel point il s’agissait d’un travail difficile et dangereux aux conséquences parfois mortelles entre les explosions et la silicose. Maintenant, tout l’enjeu pour les pouvoirs publics locaux, c’est de réussir à porter des alternatives en termes d’activité et de projection vers l’avenir pour les habitants.

ADA : La désindustrialisation se lit également dans l’espace. Les tours, les crassiers, les terrils, témoignent de ce temps qui fut. Dans le bassin minier du Nord de la France, quelles représentations gardent les habitants de ces reliques ?

C.M. Ici, on dit plutôt terrils au lieu de crassiers et chevalements pour tours mais la différence majeure avec la région stéphanoise que je devine derrière tes choix sémantiques, c’est qu’ici on ne peut pas vraiment parler de « patrimoine invisible ». C’est vrai, malgré les démolitions qui ont été très nombreuses, le bassin minier garde encore beaucoup de traces spatiales de l’exploitation, c’est d’ailleurs ce qui a motivé son inscription à l’Unesco dans la catégorie des paysages culturels (appellation à laquelle il faut ajouter « évolutif et vivant » du fait des différentes « couches » d’urbanisation qui se sont ajoutées avec le temps). Par contre, il faut avoir en tête que malgré l’inscription Unesco, le sort des traces de l’héritage minier est très divers : entre monuments emblématiques inscrits aux Monuments Historiques, habitat minier ou équipements plus ordinaires, ou friches abandonnées pour lesquelles on peine à trouver des financements pour leur restauration et conservation, il y a de grands écarts.

 

Les représentations sont tout aussi plurielles et contrastées. Pour certains, il s’agit de lieux qui rappellent une histoire familiale et intime. Pour d’autres se sont devenus des espaces de loisir, de sport ou de promenades avec les enfants. Et il y aussi des habitants qui ne les voient plus vraiment, comme s’ils faisaient simplement partie du décor.

 

Dans la cité des Provinces (à cheval entre Lens et Loos-en-Gohelle), une dame m’a raconté que le jour de son mariage, elle et son mari sont montés tout en haut du chevalement du carreau voisin. Cette anecdote (et j’en aurais beaucoup d’autres à raconter !) montre comment ces lieux font parfois partie d’un quotidien et d’un lien intime à l’espace qui crée forcément de l’attachement en dehors des considérations patrimoniales. Un des arguments de l’inscription Unesco était de rendre la fierté à la population. Effectivement, les habitants sont fiers et heureux qu’on ait parlé du bassin minier de manière positive dans les médias (car c’était finalement assez inhabituel) mais mon enquête montre aussi que l’attachement aux traces spatiales de l’exploitation houillère, quand il existe, ne doit rien à cette inscription, il est avant tout lié à une histoire personnelle qui croise l’histoire de ce territoire.

“La désindustrialisation a ouvert un moment de deuil particulièrement long, pas encore achevé »

ADA : Tu as beaucoup travaillé sur les possibilités de reconversions des friches industrielles en lieux culturels. Quels seraient les bénéfices de telles reconversions pour le bassin minier ?

C.M. Quand on parle d’anciennes friches reconverties en lieux culturels, il faut faire attention à bien distinguer le site dans son ensemble qui occupe souvent plusieurs fonctions (avec des entreprises, des sièges de collectivité locale, d’association, entre autres) et l’équipement culturel en lui-même qui peut correspondre à un bâtiment nouveau (comme le Louvre Lens) ou à une requalification (comme Culture Commune). Les discours de légitimation de ces nouveaux équipements, de ces transformations urbaines et de la patrimonialisation, se recoupent largement et évoquent le retour de la fierté, plus d’égalité via l’accès à la culture mais la manière dont ces grands principes sont mis en œuvre diffère parfois beaucoup d’un site à l’autre.

Des équipements très coûteux et d’envergure internationale comme le Louvre Lens ne sont forcément pas porteurs des mêmes attentes et espoirs qu’un équipement au rayonnement plus régional. De fait, à l’inauguration en décembre 2012, on se souvient des titres de presse qui évoquaient un effet Lens en reflet du fameux effet Bilbao. Le Louvre Lens a été confronté à un double discours : celui de son rôle social d’émancipation par la culture et celui de son rôle économique au prisme des politiques d’attractivité portées par les pouvoirs publics qui souhaitent en faire une ‘locomotive’ pour le territoire, génératrice d’emploi et de développement touristique. Cependant, il y a un fort risque que ces lieux soient peu appropriés par les populations locales s’ils sont d’abord pensés pour des potentiels touristes.

Peut-être qu’il faudrait concevoir ces lieux autrement et à mon avis, il faudrait créer des démarches plus ascendantes pour lesquelles se sont les citoyens eux-mêmes qui proposent un futur souhaitable pour la friche. Ces démarches s’attachent à interroger d’abord ce que souhaite la population locale, qui font face à d’importantes difficultés au quotidien. Aujourd’hui, certains projets vont dans ce sens comme la médiathèque de Nœux-les-Mines qui fonctionne comme un tiers-lieu. Je pense ainsi que les lieux les plus pertinents sont ceux qui pourront proposer des solutions adaptées aux enjeux locaux de santé, de liens sociaux et d’éducation. On parle beaucoup du bassin minier au regard des votes pour l’extrême droite, mais dans les marges, ils se passent des choses très intéressantes, notamment dans le milieu associatif ou dans le réseau de lecture publique.

ADA : Les alternatives citoyennes dans les territoires ont tendance à être segmentées, et extrêmement spécialisées. Comment relier, à l’échelle du bassin minier, ces initiatives citoyennes afin de les traduire en projet plus vaste ?

 

C.M. Ta question n’est pas simple et je ne me sens pas à 100% légitime pour y répondre mais ayant travaillé plusieurs mois pour une fédération régionale d’associations, j’aurais tendance à croire à la force de la tête de réseau, à condition qu’elle travaille son ancrage territorial.

Je peux quand même rappeler certains éléments. Malgré une image de fonctionnement en îlots, voire en clochers, qui colle à la peau du bassin minier, le territoire a une histoire de coopération intercommunale intéressante comme lors de la conférence permanente pour le bassin minier à la fin des années 1990 ou pendant la période de candidature du territoire à l’Unesco grâce à l’association Bassin minier uni. Aujourd’hui encore, il y a des organisations qui travaillent les liens. La mission bassin minier, par exemple, est une structure d’ingénierie territoriale qui travaille à l’échelle de bassin minier et qui, par ses réflexions, dépasse les structures classiques administratives pour travailler à l’échelle du territoire. Il y a aussi les agences d’urbanisme, ou l’association Euralens, qui réfléchissent à différentes échelles. Donc, cet exercice de tenter d’introduire de la continuité et de la cohérence a déjà été tenté, et à plusieurs reprises, par une diversité d’acteurs. L’expertise est là, il faudrait maintenant la généraliser.

 

« Pendant longtemps, l’urbanisme a également été pensé à travers des approches techniques, sacrifiant donc dans sa vision ce qui compose la complexité de la société »

ADA : Cela renvoie au concept de droit à la ville, c’est-à-dire une capacité à chacun de s’approprier le territoire et d’y porter des projets communs. Est-ce que tu pourrais définir ta vision du droit à la ville, et comment la transformation des friches industrielles renforce ou non le droit à la ville dans le bassin minier ?

C.M. J’utilise cette notion de droit à la ville dans ma thèse mais, à froid comme ça, j’espère ne pas offenser les spécialistes d’Henri Lefebvre avec ma réponse ! Le droit à la ville part d’un constat à la fin des années 1960 : la classe prolétaire est dessaisie de son espace quotidien par le système capitaliste et par ses implications spatiales. Les ouvriers habitent en périphérie, dans des habitats qui se ressemblent et sur lesquels ils n’ont pas prise. Leur espace de vie leur est comme étranger et ils sont écartés des lieux les plus propices au développement de l’urbanité. Le droit à la ville c’est donc un droit à l’appropriation de l’espace : en pouvant agir sur lui et interagir avec les autres en son sein. Ces derniers temps le concept a beaucoup été développé pour faire référence au droit au logement. Mais le droit à la ville ce n’est pas uniquement ça. C’est aussi d’avoir les moyens d’évoluer dans des espaces qui ne sont pas des livres déjà écrits pour reprendre plus ou moins fidèlement une expression de Lefebvre.

 

Pendant longtemps, l’urbanisme a également été pensé à travers des approches techniques, sacrifiant donc dans sa vision ce qui compose la complexité de la société et des individus qui la composent. Un individu c’est une personne qui utilise ses sens et sa réflexivité dans ses manières de fréquenter des lieux au quotidien. Le droit à la ville doit permettre d’intégrer ces différents éléments dans la manière de penser la ville.

 

Les lieux que j’ai étudiés dans ma thèse n’ont pas vraiment été pensés par ce prisme. Le cas du Louvre Lens en est un exemple éloquent : les populations n’ont pas été sollicitées dans la conception du projet. Initialement, il n’y avait même pas de banc dans le parc qui accueille ce musée « pour » les habitants du bassin minier. On a vu creuset de la rencontre plus efficace. La requalification de corons en un hôtel 4 étoiles en face du musée, délogeant des habitant.es qui avaient dans ce quartier leurs réseaux amicaux et familiaux et leurs habitudes depuis parfois plus de vingt ans apparaît forcément critiquable de ce point de vue.

Je ne veux pas dresser un tableau uniquement sombre de l’arrivée du Louvre Lens. L’équipe muséale est dynamique, à l’écoute et souhaite mettre en place des dispositifs nouveaux pour permettre une meilleure appropriation du musée et du parc. Néanmoins, la permanence du paradigme économique me paraît problématique et nuit, je pense, à un possible rôle social du musée.

 

ADA : À l’archipel des alizées, nous avons une tradition : finir nos entretiens par une touche de poésie. Est-ce qu’il y un lieu que tu aimes et que tu aimerais partager avec nous ?

C.M. C’est une question difficile pour les géographes. Mais, pour en choisir un aujourd’hui je choisirais la maison du peintre Sorolla à Madrid. J’ai pendant longtemps été captivée par les impressionnistes et c’est ce qui avait motivé au départ ma visite. En arrivant sur place, j’ai surtout découvert un bout d’Andalousie en plein cœur de Madrid avec un jardin magnifique et une maison habitée par les œuvres, les pinceaux, les meubles et les livres du peintre sa vie. L’ambiance de la maison m’a vraiment saisie et j’y suis retournée à plusieurs reprises. Je crois que, finalement, j’aime bien ces lieux dans lesquels se croisent les grandes et les petites histoires.

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