Fiona Mille

“En montagne, nous avons besoin d'une politique de l'emerveillement ”

Fiona Mille est experte en résilience industrielle et territoriale. Si elle a grandi dans le Nord de la France, elle a fait des vallées et des crêtes des terres de cœur et d’apprentissage. Elle est devenue récemment la présidente de Mountain Wilderness France, une organisation internationale de plus de 30 ans d’existence qui porte une vision de la montagne faite d’une pluralité de récits, tous respectueux des identités locales et des équilibres naturels. Dans cet entretien pour l’Archipel des Alizées, elle revient sur les dangers du modèle du tout neige et plaide pour une montagne enfin baignée par une diversité d’imaginaires.

Archipel des alizées  : Une image a récemment tourné sur les réseaux sociaux : la mer de glace, fondue comme jamais. Les montagnes se métamorphosent. Vivre en montagne est-ce vivre dans un monde incertain ?

Fiona Mille : Nous savons déjà que nos modes de vie actuels détruisent de manière irréversible certains écosystèmes, dont les glaciers. Si nous continuons dans la même direction, les glaciers alpins risquent de perdre 95% de leur surface d’ici 2100. Nous avons l’impression de vivre loin de ces glaciers, que leur disparition ne nous impactera peu mais c’est faux : ils jouent un rôle essentiel dans le cycle de l’eau et dans l’écosystème montagnard. La montagne est une sentinelle du climat. Et c’est également dans ce sens que nous devons la préserver.

ADA : Les massifs sont souvent prisonniers du tout tourisme. Comment penser un futur alternatif pour les villages de montagne ?

F.M. Depuis les années 60, le modèle touristique en montagne se base sur l’aménagement. On construit, on développe pour accueillir une population touristique pendant la saison hivernale. Ce modèle « 100% neige » est à bout de souffle, du fait notamment de la baisse de l’enneigement. Et puis, au-delà des questions climatiques, il est dangereux de limiter la montagne au tourisme hivernal et aux  stations de ski. On le voit bien en cette période de fête où les articles vous comparent les intérêts de telles ou telles stations de ski, de telles ou telles pistes. C’est une course à la compétitivité entre les stations. Cela s’observe également dans les politiques publiques. Les subventions publiques accordées au projet de liason et d’extension des stations couvrent des sommes phénoménales, et surtout  limitent l’imaginaire de la montagne au ski. Ce modèle crée également une trajectoire d’uniformisation. Partout les mêmes centres commerciaux en bas des pistes, les mêmes restaurants, les mêmes hôtels… le tout pour une clientèle à forts capitaux économiques, excluant d’autres populations, parfois vivant déjà sur place, des dynamiques économiques du territoire. 

L’enjeu est désormais la préservation des espaces de montagne, à la reconnaissance de leur diversité ! Il y a ses paysages mais aussi les rencontres qu’elle permet. Celles avec ses habitants, humains comme non humains, mais aussi avec soi-même quand le silence nous entoure. Sortir du tout neige, c’est valoriser une diversité d’imaginaires autour de la montagne. Elle a énormément d’autres intérêts à offrir : artisanat, activités de plein air, émerveillement, agriculture, petit écosystème d’entreprises, , histoire, sont du nombre…  Au fond, il nous faut aller vers une Montagne à Vivre, c’est-à-dire une montagne avec une économie diversifiée respectueuse du vivant.

“Nous devons impérativement construire une diversité d’imaginaires autour de la montagne »

ADA : Dans tes propos, nous comprenons que les territoires de montagne sont composés de différentes sociologies : skieurs, résidents permanents, montagnards, jeunes et aînés, éleveurs… Autant de trajectoires qui peuvent avoir une vision différente de la montagne et pouvant faire émerger de puissants conflits sociaux. Comment opérer la rencontre entre toutes les populations et les métiers qui pratiquent la montagne ? 

F.M. J’ai remarqué que toutes ces sociologies avaient un point commun : l’attachement au patrimoine naturel. Il y a un côté “wahou” qui crée nécessairement de l’émerveillement. La montagne est un bien commun de l’humanité qu’il convient de protéger et non de consommer, d’exploiter, d’artificialiser. C’est ainsi qu’il nous faut la penser. L’attachement à ces lieux de nature est un symbole fort qui pourrait participer à des espaces de partage mais aussi à de nouvelles politiques de développement. Au fond, il devient nécessaire de porter des politiques de l’émerveillement.

Valoriser cet émerveillement demande aussi de créer de bonnes conditions de rencontre. L’activité saisonnière, l’isolement de certains villages, le tourisme, le développement des résidences secondaires et d’autres facteurs font que les acteurs des territoires se croisent sans pour autant bien se connaître. Rassembler l’ensemble des acteurs d’un écosystème territorial pour discuter sur un projet de territoire est essentiel. C’est grâce aux rencontres, à l’intelligence et à l’envie collective, que nous activerons la transition. 

ADA : La France est caractérisée par un système relativement centralisé, pouvant participer à uniformiser les territoires. C’est une différence notable avec nos voisins alpins, à commencer par la Suisse, qui s’articule autour d’un système fédéral. La diversité des milieux de montagne ne gagnerait-elle pas à évoluer dans un pays davantage décentralisé ?

 

F.M. Petit clin d’œil, nous avons actuellement un ministre de la ruralité, Joël Giraud, qui vient lui-même d’un territoire de montagne. Chez Mountain Wilderness France, nous saluons son travail. Il a été très présent aux Etats Généraux de la Transition du Tourisme en montagne que nous avons organisés en septembre dernier, et nous a rejoint sur la défense d’une économie multifonctionnelle pour les territoires montagnards. En haut de l’État, des personnes qui ont la montagne dans le cœur peuvent ainsi être un précieux appui pour les initiatives citoyennes et les tissus locaux.

Pour revenir néanmoins sur les processus de décentralisation, il est ressorti de nos Etats Généraux la nécessité de réfléchir à de nouveaux modèles de gouvernance dans les territoires. Sur les projets d’aménagement par exemple, notamment ceux liés aux stations de ski, il y a très peu de concertation locale. Pourtant on parle d’immenses sommes qui pourraient servir à autre chose dans les territoires, correspondant davantage aux attentes des populations.. Un nouveau travail est à faire pour chaque vallée, chaque massif, en essayant de répondre à deux questions : quels sont les enjeux et les richesses de notre territoire ? Et quelle nouvelle trajectoire souhaitons-nous nous donner collectivement ? 

Répondre à ces deux questions nécessite foncièrement de travailler avec les populations locales, invitant des processus étatiques à l’écoute et donc davantage ancrés dans les territoires.

« La stratégie territoriale, la planification, c’est important, mais ça n’a aucun sens si cette vision n’est pas partagée par les gens qui y vivent »

ADA : Quelles suites allez vous donner aux travaux qui ont émanés lors des Etats généraux de la transition du tourisme de montagne que vous avez organisés le 23 et 24 Septembre 2021 avec l’association Mountain Wilderness France ?

F.M. Nous comptons accompagner une dizaine de territoires qui souhaitent s’organiser dans une dynamique de transition en favorisant notamment le dialogue entre les différentes parties prenantes. Il devient urgent de créer de nouveau les conditions de la rencontre. Les aménageurs doivent dialoguer avec les artisans et les agriculteurs et vice versa. La stratégie territoriale, la planification, c’est important, mais ça n’a aucun sens si cette vision n’est pas partagée par les gens qui y vivent. Car c’est souvent eux qui ont les meilleures idées pour leur territoire. Également, une grande question en montagne concerne la mobilité, qu’il s’agisse des déplacements touristiques mais aussi du quotidien. Nous devons ici innover pour permettre aux massifs de rester des endroits où l’on peut grandir puis vieillir.

En parlant d’innovation, l’Etat s’est engagé dans son Plan Avenir Montagne à accorder une enveloppe de 31 millions d’euros  à l’ingénierie territoriale pour accompagner les territoires de montagne dans les projets de transition. C’est un point très important, car les acteurs locaux ont souvent des idées extrêmement pertinentes, mais n’ont pas les moyens financiers pour les porter, et les animer grâce à de l’ingénierie humaine. s.  Engager la transition ce n’est pas financer uniquement des projets d’aménagement !

ADA : À l’archipel des alizées, nous avons une tradition : finir nos entretiens par une touche de poésie. Est-ce qu’il y un lieu que tu aimes et que tu aimerais partager avec nous ?

F.M.  J’ai plutôt envie de partager un moment, mais un moment n’est-il pas toujours incarné par un lieu ? Je fais beaucoup de randonnée et j’apprécie énormément le moment où je vais grimper en forêt. Arrivé en haut, le panorama est magnifique. Ce moment, baigné de silence, où l’accès au sommet se finit par une vue grandiose, est un sentiment extrêmement apaisant. D’ailleurs, ma dernière randonnée était dans le Beaufortin. Quelques jours après, une amie y est allée et elle a croisé un loup. Voilà le genre de rencontre magique que réservent les dédales de la montagne.

 

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