Mathieu Labonne

“Dans un monde immensément vide, les écolieux nous confrontent à l’altérité”

Mathieu Labonne est l’une des grandes figures de l’écologie en France : d’abord chercheur au CNRS en climatologie, il s’oriente ensuite vers l’action en dirigeant le mouvement des colibris, puis la Coopérative des Oasis. Porte drapeau des écolieux et des nouvelles manières de vivre ensemble, Mathieu Labonne porte une écologie du lien, de la spiritualité et des territoires. Il revient dans cet entretien pour l’Archipel des alizées sur sa trajectoire et sur l’importance des lieux dans la transition écologique et spirituelle de nos sociétés. Un entretien réalisé par François Gicqueau et Clotilde Géron. 

Archipel des alizées  : Cher Mathieu, ton engagement écologique auprès des Colibris et de la coopérative Oasis se conjugue à un engagement spirituel fort, en particulier auprès des traditions hindouistes incarnées par Amma. En quoi les notions de spiritualité et d’écologie se mêlent et s’entremêlent selon toi ?

Mathieu Labonne : Cela se joue à plusieurs niveaux. D’une part, je pense que la crise écologique est en partie de nature spirituelle car elle conditionne un certain rapport au monde. C’est un sentiment de séparation, de soi par rapport à notre monde, qui amène à vouloir le façonner selon nos désirs. Là où on devrait l’accueillir en partie pour ce qu’il est réellement. Ce processus, conjugué à la puissance de la technologie, à amené l’être humain à façonner un monde sans douleur et sans souffrance. A contrario, l’écologie est un cheminement vers l’interdépendance, vers une forme d’unité avec le réel.

D’autre part, je pense que la démarche écologique nourrit la démarche spirituelle, et vice versa. L’écologie amène en effet la possibilité de pratiquer au quotidien la vigilance, le discernement par rapport à nos actes. Elle permet de prendre conscience de ce qui nous habite et d’essayer par extension de ne pas être complètement conditionné par nos pulsions et nos désirs. Cette vigilance, que je convoque en écologie, c’est réfléchir à nos besoins, à nos petits gestes du quotidien mais aussi sur nos grands choix de vie. A l’inverse, la démarche spirituelle nourrit l’écologie parce que sans réflexion spirituelle, l’écologie peut devenir une nouvelle idéologie. Sors t-on vraiment grandi des dogmes idéologiques ? Je ne suis pas sûr. J’ai tendance à penser que s’engager en écologie pour “sauver le monde”, ce n’est pas une bonne motivation, car cela empêche de réfléchir réellement aux moyens d’action et à la justesse des mobilisations. Il faut œuvrer parce que cela nous semble juste. Résonner l’engagement en écologie de la sorte amène une forme de joie : on est heureux d’œuvrer pour la justice,  même si cela ne fonctionne pas tout le temps comme on le voudrait.

Lorsque, étudiant, j’ai découvert la question écologique, j’étais extrêmement militant voir assez extrémiste. Quand je voyais quelqu’un manger de la viande rouge devant moi, cela m’insupportait.Prendre l’avion pour faire un Paris-Toulouse, cela m’insupportait aussi. J’étais vindicatif envers ceux et celles qui ne comprenaient pas les enjeux. Au fil du temps, j’ai constaté que réagir de la sorte ne me rendait pas heureux et que cela n’était pas efficace pour porter la cause. L’amour et la compassion sont des piliers beaucoup plus solides que la colère et les moqueries pour changer notre entourage. Au fond l’écologie est davantage une éducation qu’une idéologie.

ADA : Quelles valeurs avons-nous besoin de cultiver pour surmonter les crises écologiques et sociales ?

M.L. Je dirai la valeur de l’interdépendance et de la solidarité. Nous ne sommes pas des individus isolés, nous sommes reliés à tous les autres existants.

J’aime cette métaphore de l’incendie : un immeuble prend feu au rez-de-chaussée, et les habitants du 5ème étage se disent “ce n’est pas grave, l’incendie est au rez-de-chaussé”. Il faut prendre conscience que la souffrance d’une partie du monde est également notre souffrance à tous.tes. Or nous ne pouvons pas cultiver une humanité heureuse dans un monde qui est en effondrement. Il y a une valeur d’amour qui pour moi est cruciale. L’amour c’est un sentiment d’unité. On ne supprime pas ce qu’on aime, on en prend soin.

Il y a aussi des valeurs davantage spirituelles qui me sont importantes. La tolérance, par exemple, est nécessaire pour porter un profond respect de la diversité, humaine comme non humaine. Et, dans une époque où le débat public est dual et où les populations sont de plus en plus clivées, nous avons besoin de réhabiliter la tolérance comme combat citoyen et politique. Cette tolérance peut se manifester par des modes de vie extrêmement pluriels comme des orientations politiques, religieuses, culturelles, sociales, sexuelles, etc. Porter la tolérance est essentiel pour construire un monde en paix. 

“ J’ai tendance à penser que s’engager en écologie pour “sauver le monde”, ce n’est pas une bonne motivation. »

ADA : En tant que directeur du mouvement Colibris, tu aurais aimé transformer la gouvernance de l’association en Archipel. Qu’est-ce que représente les gouvernances en archipel pour toi ?

M.L. Je ne suis pas arrivé à Colibris pour construire un archipel, c’est plutôt dans le développement de l’association que je me suis rendu compte qu’elle était à un carrefour, entre le fait de rester petite et fonctionner dans un mode très horizontal, et celui de grossir pour faire face à la demande, en prenant donc le risque de devenir une structure quelconque avec un système hiérarchique très classique. Dans ce deuxième scénario, le risque était de perdre des valeurs humaines que l’on souhaitait pourtant garder. Une troisième voie était néanmoins possible : se métamorphoser en agrégat de petites structures qui, reliées, deviennent collectivement plus fortes. C’est comme ça que je me suis intéressé aux archipels. 

On manque actuellement d’outils pour concevoir une coordination profonde et dynamique de structures qui pourraient coopérer quotidiennement ensemble. En essayant de forger de nouveaux outils de travail commun, j’ai découvert les travaux de Ken Wilber, qui parle de spirale dynamique en faisant référence à l’évolution des modes d’organisation des sociétés humaines : ces derniers se complexifient en permanence au cours des siècles. Ces travaux sont très denses, mais en ressort un point essentiel : le leadership peut se construire de manière coopérative, en plaçant la singularité individuelle au service du collectif. Ces personnes auront alors intérêt d’appartenir à un collectif pour affirmer et valoriser davantage leurs singularités, au même titre que le collectif profite de la diversité que représente chaque individu pour porter plus loin ses projets. Le leadership est ainsi distribué auprès de personnes qui agissent ensemble, non par dogmatisme, mais par une compréhension fine de l’interdépendance. C’est cela pour moi la notion d’archipel. 

J’ai envie aujourd’hui d’aller plus loin dans la réflexion : comment peut-on passer de travaux de coopération inter-individuelle à une vraie conceptualisation de la coopération entre projets et entre structures ? A la coopérative des oasis, nous animons un réseau de plus de milles éco-lieux. On y retrouve des typologies extrêmement différentes : des monastères catholiques à des lieux qui fonctionnent comme des ZAD. Il y a un grand écart entre les lieux : des écarts idéologiques, politiques, religieux. Cette diversité me plaît. Et dès lors, j’ai envie de forger une organisation qui s’appuie au quotidien sur cette même diversité. 

Mathieu Labonne dans le sanctuaire des abeilles qu'il a construit au centre Amma

ADA : La coopérative Oasis que tu présides a pour objectif d’aider des collectifs citoyens à inventer et développer des nouveaux lieux de vie dans les territoires. En quoi la reconnexion et l’ancrage à nos territoires te semblent essentiels pour inventer le monde de demain ?

M.L. Je suis un peu pragmatique, je me dis “où est la bonne échelle” ? J’ai travaillé avec le GIEC sur l’écriture des rapports. J’ai eu une vie de climatologue où je travaillais sur de très grandes échelles. Ces approches me semblent très importantes. D’un autre côté, mes engagements spirituels me permettent de théoriser l’action à l’échelle individuelle. Faire sa part c’est important, non pas comme un dogme mais comme une éthique de vie : je ne peux pas demander à l’autre ce que je n’applique pas moi même ; cela n’est pas juste et pour s’ancrer réellement dans une dynamique de transition, il est important d’avoir conscience de ses propres compétences, de ce que je peux changer moi-même.

Malgré la pertinence de ces deux échelles, j’ai l’impression qu’elles sont toutes deux insuffisantes : il manque l’interface de la rencontre entre ces deux échelles. Une interface qui a été sous-étudiée et dont le potentiel n’a pas été encore réellement exploité. Cette échelle, c’est celle de la relation humaine, c’est celle des territoires : le hameau, l’immeuble, le quartier, le village, la ville. Cette échelle me paraît essentielle car on y coopère non pas par principe mais par confiance. La notion de territoire est d’autant plus importante qu’elle permet de porter des projets adaptés aux contextes culturels, climatiques et géographiques locaux. La créativité doit également être enracinée. Ce n’est pas un hasard si la Bretagne est la région où se créent actuellement le plus d’éco-lieux : j’ai la conviction que c’est parce que la culture locale est très vivante, parce qu’elle a su valoriser ses spécificités au fil des siècles, que la région est aujourd’hui propice aux alternatives. Cela signifie aussi que remettre de la vie dans les territoires est nécessaire à la transition. Cela conditionne en partie le développement d’un génie créateur et adapté aux besoins locaux.

« Faire sa part c’est important, non pas comme un dogme mais comme une éthique de vie. »

ADA : Nombre de projets d’habitat collectif ont tendance à s’écrouler à cause de conflits, de désaccords, de mésententes entre les habitant.es d’un même lieu. Quelles formes de relations inventer pour davantage pérenniser ces collectifs ?

M.L. Aujourd’hui, il y a pas mal de projets qui n’aboutissent pas. Mais peu sont les projets qui s’effondrent à cause de conflits : pour donner un chiffre, sur les 200 à 300 oasis les plus impliquées dans le réseau, il n’y a qu’un ou deux où l’on ressent des conflits entre habitant.es. Certes, ces modes de vie sont souvent intenses, et cette intensité peut faire naître des tensions, mais finalement pas plus qu’ailleurs. 

Par contre, quand un conflit émerge, c’est plus compliqué, car par définition les gens ne peuvent pas se replier chez soi. Je pense que ce qui fonde la capacité d’un écolieu à fonctionner au niveau humain, c’est la rencontre de ce qu’on appelle les quatre quadrants de Ken Wilber. C’est ma grille de lecture, je les applique à ma sauce : il y a deux axes horizontaux et deux verticaux. Les axes horizontaux ont pour segment les chemins d’action  individuels et les chemins d’action collectifs, sur les axes verticaux se situent les choix subjectifs et les choix objectifs des individus. Prendre en compte et analyser ces quatre quadrants quotidiennement, permet de prendre soin du collectif : 

  • L’individuel objectif, c’est les compétences liées à l’animation d’une réunion, au fait de savoir brainstormer ou la capacité à faire un budget. Bref, ce sont des compétences qui sont utiles pour faire avancer un projet.
  • L’individuel subjectif, c’est les capacités de l’individu à gérer ses émotions, à dépasser son égo et ses conditionnements.
  • Le collectif subjectif  fait référence à la relation. C’est  le terreau de la confiance, le fait de faire la fête, de danser ensemble, d’avoir des outils de médiation. C’est aussi exister en tant qu’individu dans le collectif.
  • Le collectif objectif, c’est la gouvernance, le processus de décision et d’attribution des rôles.

A partir de ce quadrants, émanent plusieurs questions qui conditionnent la réussite d’une oasis : est-ce qu’il y a des compétences dans le projet ? Est-ce que ce sont des êtres humains qui sont capables de traverser les inévitables tensions en travaillant sur eux-mêmes ? Est-ce que les gens créent de la confiance grâce à des rituels qui les rapprochent ? Est-ce qu’il y a une gouvernance partagée qui fonctionne bien ? Il suffit qu’un de ces quatre quadrants ne soit pas présent pour que le projet s’effondre.

La notion de fraternité est également utile pour déployer ces quatre quadrants.  La fraternité, c’est s’imaginer comme dans un monastère, avec des frères et des sœurs, qui ne sont pas de la même famille mais qui décident de cheminer ensemble en s’associant à un même régime de valeurs. Quand il y a ce liant et qu’il y a les bons outils pour cultiver la relation, l’oasis a toutes les chances de déplacer des montagnes.

ADA : Concrètement, tu as expérimenté ces notions dans un lieu que tu as co-créé dans le département de l’Eure-et-Loir… Comment as tu pensé cette oasis et son inscription dans son territoire ?

M.L. J’ai en fait deux expériences de terrain, : le centre Amma d’une part, un lieu de vie communautaire spirituel dédié à Amma et à ses enseignements, que je coordonne depuis 11 ans maintenant, et l’écohameau du plessis d’autre part, un lieu de vie que j’ai fondé avec des maisons individuelles et des bâtiments communs. Quand j’ai commencé à m’impliquer dans ces deux projets, je n’avais pas forcément les outils que j’ai maintenant et je n’ai pas vraiment conscientisé ce que je faisais. La seule chose que j’ai pensé dès le départ, c’est que je ne voulais pas un éco-hameau dans le centre Amma, mais à côté. Cela rejoint également la vision en archipel : ces deux projets ont des raisons d’être différentes mais peuvent construire des projets ensemble par leurs diversités. Sur l’écohameau du Plessis, nous avons porté une intention territoriale : celle de créer un vrai lieu de vie, un lieu qui revitalise le vivre ensemble. 

J’en ai tiré des choses que maintenant je transmets à d’autres éco-lieux, sans avoir l’assurance que c’est forcément une vérité. Je suis dans l’idée qu’on expérimente tout le temps dans ce réseau d’oasis et que rien n’est jamais stabilisé. Chaque oasis est une expérimentation à part entière. En fait, c’est un truc qui est un peu bateau mais une oasis ce n’est jamais une fin en soit, c’est toujours un chemin. Parce que finalement la vraie finalité de ces lieux, ça reste une forme d’intensité de vie humaine. Au plus profond de soi, ce qu’on aime c’est une vie intense, reliée, qui est faite de plein de joies et de tensions à dépasser. Cela devient ô combien important dans un monde qui est à la fois très rapide et immensément vide. Dans les écolieux, on est confronté à l’altérité en permanence, et ça nous permet d’apprendre énormément et d’évoluer en permanence. Un écolieu nous permet de grandir.

Ecolieu du Plessis - crédits photo : Eléonore Henry de Frahan

ADA : À l’archipel des alizées, on a une habitude : finir nos entretiens par une touche de poésie. Est-ce qu’il y un lieu que tu aimes et que tu aimerais partager avec nous ?

M.L. Le rucher du centre Amma, là où je vais voir mes abeilles. Au printemps, c’est un rituel pour moi d’aller les voir. C’est aussi l’occasion de me sortir de ma vie qui est très intense et de me rappeler que j’ai pris un engagement : m’occuper d’une colonie d’abeille. C’est une priorité pour moi. Quand les abeilles commencent à sortir au mois de mars, c’est quelque chose de très fort. Enfin, pour moi les abeilles renvoient à une symbolique forte : c’est ce qui met de la lumière dans l’ombre, ce qui prend le nectar, un concentré de soleil dans une fleur, pour le mettre dans l’ombre d’un trou dans un arbre ou dans une ruche. L’abeille est à la fois ombre et lumière, jaune et noire. C’est au fond, ce que je recherche dans ma vie, mettre de la lumière sur nos zones d’ombre. 

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