Rob Hopkins

“Nous devons raconter des histoires pour faire naître un monde résilient ”

Rob Hopkins est l’une des plus grandes figures mondiales de l’écologie. Enseignant en permaculture et fondateur du mouvement des territoires en transition, il a inspiré des initiatives partout dans le monde. S’appuyant sur des valeurs de justice sociale, de solidarité et de coopération, Rob Hopkins revient, pour l’archipel des alizées, sur la nécessité de cultiver de nouveaux imaginaires : l’imagination est pour lui la clé pour construire un futur résilient. Un entretien réalisé par Sarah Champagne et Delphine Ekszterowicz.

Archipel des alizées : Vous êtes connu pour avoir fait de la ville de Totnes en Angleterre, un village d’alternatives et d’expérimentations. La ville est maintenant reconnue dans le monde entier. Pourquoi les territoires sont-ils importants pour porter la transition ?

Rob Hopkins : Quel que soit l’endroit, les personnes que je rencontre pensent que les autres font mieux ailleurs. En Allemagne, les gens me disent que c’est normal que la transition se fasse beaucoup plus facilement en France ou en Angleterre. Et inversement quand je vais en France. De la même manière, en ville on a tendance à penser que la transition est plus facile à porter à la campagne, et vice versa. Or nous avons récemment publié un petit livre intitulé « 21 stories of transition », qui rassemble des histoires de transitions réussies dans territoires extrêmement pluriels. De ce livre, ressort une certitude : les histoires qui feront les mondes de demain peuvent venir de partout dans le monde, des villes, des campagnes, et de toutes sortes de territoires. 

Bien sûr, certaines techniques fonctionnent mieux dans les métropoles, tandis que d’autres sont plus efficaces dans des espaces ruraux, où l’échelle est différente. Chaque territoire, selon ses spécificités, présente des opportunités pour réussir une transition.

En France plus particulièrement, j’ai découvert des villes incroyables engagées dans la transition autant que des zones rurales qui développent des projets fantastiques, avec beaucoup d’ambition et de créativité. Au fond, nous pouvons appliquer les principes de la transition, comme les principes de la permaculture à tous types de territoire et à toutes sortes d’organisations.

ADA : Comment s’est passée la mobilisation citoyenne à Totnes ? Quelle relation avez-vous construit avec les habitants, les commerces et les pouvoirs publics ?

R.H. Tout d’abord, il ne faut pas voir Totnes comme un paradis. Les habitants de Totnes ne sont pas tous enthousiastes ou engagés dans des projets de transition. Il y a 6 ans, j’ai fait une enquête à Totnes pour mesurer la résonance des projets de transitions que nous avions portés dans la commune. Et les résultats étaient encourageants :

  • 75% en avait entendu parler
  • 62% pensait que c’était une bonne idée
  • 33% avait déjà eu un contact avec le projet
  • 2 ou 3% était activement impliqué dans le projet

La résonance du projet en comparaison avec le nombre de personnes réellement impliquées montre clairement que l’on peut faire beaucoup, même en étant peu nombreux.

Quand on a démarré notre projet, on s’est attaché à rendre les gens conscients de ce qu’on était en train de faire. On les a réunis, on a créé du lien entre les habitants et des connexions entre les groupes et les organisations de la ville. On a organisé de grands évènements pour ouvrir les esprits sur d’autres sujets, sur d’autres réseaux, et de manière générale pour inviter les gens à participer. 

Ces grands évènements, ouverts à tous, prennent la forme de grandes conversations où on laisse libre court à l’imagination. Ce sont à la fois des espaces d’imagination, où l’on se demande « Et si ? », et des espaces de création, pour réfléchir à « quand est-ce que ça pourrait se faire ? » ou « de quoi aurions-nous besoin ? ». Ces deux espaces, imagination et création, sont nécessaires.

Au bout de quelques années, un changement dans notre réflexion nous a permis d’aller plus loin. Notre questionnement est passé de « de quoi la ville a besoin ? » – réduire ses émissions carbone – à « de quoi notre ville pense-t-elle avoir besoin ? Comment répondre à ses besoins tout en suivant le mouvement de la transition écologique ? ». Finalement, on s’est intéressé aux besoins économiques de Totnes.  Il fallait réussir à créer des emplois et des entreprises pour les personnes sur le territoire.

Ce changement dans nos manières d’aborder les problématiques écologiques nous a permis de lancer plein de nouveaux projets. Par exemple, la construction d’habitats pour les personnes en situation de précarité, ou encore un projet pour collecter les surplus de production d’une ferme biologique afin de les distribuer à des personnes dans le besoin. Enfin, nous avons lancé une brasserie appelée New Lion. Là aussi, l’objectif était de créer de l’emploi. Aujourd’hui 9 personnes y travaillent. Sa particularité ? C’est la première brasserie au Royaume-Uni à être entièrement détenue par ses employés.

Ce faisant, on a réussi à créer une culture. Les gens sont d’accord et ouverts pour investir dans des projets et des entreprises locales présentant un intérêt pour la communauté.  Chaque année, depuis 9 ans maintenant, nous organisons le forum des entrepreneurs locaux, où des porteurs de projets peuvent présenter leurs idées et obtenir des soutiens de la part de la communauté. Beaucoup d’entreprises ont émergé grâce à ce forum. Et cela a donné de vrais résultats : un article a classé Totnes en troisième position des villes où les citoyens investissent dans des entreprises locales et porteuses de sens, après Londres et Bristol. C’est un résultat dont nous sommes très fiers.

“Imagination et création sont les deux espaces nécessaires pour penser demain.”

ADA : Quand on vous parle de collapsologie, de la fin de notre civilisation basée sur les industries fossiles, comment le vivez-vous ? Comment faire face à un possible effondrement de notre civilisation, notamment d’un point de vue émotionnel ?

 

R.H. On pourrait passer des journées complètes à penser cette question… Première chose : il est possible que les collapsologues aient raison, mais il est aussi possible qu’ils aient tort. Je n’accepte pas que l’on dise que l’effondrement est inévitable. Il est par contre inévitable si nous ne faisons rien. 

Le bouddhisme nous enseigne que nous sommes des êtres éphémères, que les choses changent, que nous mourrons un jour. De la même manière, la collapsologie nous montre que le monde qui nous entoure n’est pas permanent, qu’il est fragile et délicat.

Je remarque que la plupart des personnes qui adhèrent à la collapsologie sont des hommes blancs, entre 40 et 60 ans. D’une certaine manière, on peut comprendre qu’ils aient la sensation que quelque chose est en train de s’effondrer. Je vois aussi des collapsologues qui parviennent à tourner la collapsologie en levier d’action, et tant mieux. Chez ces personnes, elle devient une motivation pour rendre leur milieu de vie plus résilient. Ce qui m’inquiète, c’est que le récit de la collapsologie peut amener les gens à se renfermer sur eux-mêmes au lieu d’agir, et conduire au désespoir.

L’une de mes citations préférées est celle du poète Rilke : « Le futur doit vivre en toi bien avant qu’il ne survienne ». Actuellement, nous avons une petite fenêtre de tir pour rester sous la barre des 1,5°C et créer un monde résilient. Mais pour cela, nous devons faire apparaître ce monde, lui donner vie. Il nous faut l’imaginer, créer et raconter des histoires.

Au cours de ma vie, j’ai regardé beaucoup de matchs de foot. De nombreuses fois, mon équipe favorite était perdante à la mi-temps, mais finissait ensuite par gagner. Dans ces moments-là, je ne pense pas qu’à la mi-temps, dans les vestiaires, l’entraîneur dise à ses joueurs « Bon, c’est perdu. On ne peut rien faire, c’est comme ça ». Au contraire, il faut penser et croire que c’est possible : nous pouvons y arriver, en travaillant ensemble. Et même si il n’y aucune garantie de réussite, il faut motiver son équipe et lui faire comprendre qu’il n’est jamais trop tard pour espérer réussir.

Les collapsologues soulèvent une question fondamentale : « si la société telle que nous la connaissons aujourd’hui s‘effondrait totalement, que se passerait-il ? ». Pour moi, la question manquante dans ce raisonnement est : « Comment faire pour porter un mouvement mondial coordonné, sans précédent, venant des communautés et qui aurait un impact historique ? ». Je pense que c’est LA question qu’il faut poser. Je précise que ma réflexion sur cette question vient en grande partie de discussions avec des collapsologues en Belgique et en France, car leurs livres commencent seulement à être traduits en Angleterre.

“Le futur doit vivre en toi bien avant qu’il ne survienne.”

ADA : Quel rôle peuvent jouer les citoyens, les associations et les élus locaux pour transformer le territoire vers plus de démocratie et de résilience ?

R.H. Souvent, j’ai l’impression que ceux et celles d’entre nous qui évoluent dans un monde alternatif écologique ont tendance à construire des connexions et des alliances avec des gens qui leur ressemblent. C’est un premier indicateur de succès, mais il faut aller plus loin. A mon avis, nous devons maintenant créer des liens avec des personnes et des organisations très différentes, moins évidentes. Apprendre à parler avec elles, élargir nos réseaux et nos projets pour qu’ils trouvent une résonance et une pertinence pour le plus grand nombre sont les défis d’aujourd’hui. 

Bien sûr, il faut qu’il y ait des accords entre gouvernements, entre pays. Il faut que les entreprises transforment radicalement leur activité, et que l’ensemble de notre société soit profondément transformée. Mais ce qui importe le plus je crois, c’est de voir les besoins locaux, les compétences, les expertises telles qu’elles existent localement se développer. Car l’immense beauté du mouvement de la transition réside dans la capacité d’avancer beaucoup plus rapidement que des groupes officiels. Pas besoin d’attendre la permission de tel ou tel décideur,il suffit de quelques personnes motivées pour se lancer et avoir rapidement de beaux résultats.

Si l’on regarde le mouvement de la transition, on voit des histoires de communautés qui créent leur propre société de production d’énergie, dans laquelle tout le monde investit et tout le monde devient propriétaire. Les gens y placent leur économie et leur retraite plutôt qu’à la banque. Dans d’autres endroits, on voit émerger des projets ambitieux d’autosuffisance alimentaire à l’échelle d’une ville. On voit aussi des collectifs motivés qui réussissent à faire les comportements des habitants d’un territoire, rue par rue, foyer par foyer. Je suis actuellement très admiratif de ce qui se passe en France quand les maires (qui ont d’ailleurs beaucoup plus de pouvoir qu’en Angleterre) sont motivés et s’investissent dans l’écologie.

Laissons donc libre court à l’imagination, développons nos imaginaires en les nourrissant avec des idées inspirantes qui ouvrent le champ des possibles. Allons regarder ce que font les groupes en transition partout dans le monde : il y a des histoires surprenantes, inattendues et inspirantes.

ADA : Une des étapes cruciales de la transition, c’est ce que tu appelles la ‘réappropriation des imaginaires’ pour penser l’après, dont tu parles notamment dans ton dernier livre “Et si?”. Pourquoi est-ce si important de mener la bataille des imaginaires ?

R.H. Juste après avoir terminé l’écriture du livre, j’ai imaginé un modèle pour tenter d’explorer comment reconstruire une culture de l’imagination : nous avons construit une sorte de cadran solaire qui met en évidence 4 points cardinaux.

L’espace : l’imagination a besoin d’espace pour se développer, et c’est une chose de plus en plus rare dans nos vies aujourd’hui. La semaine de 4 jours, le revenu universel sont des concepts intéressants pour développer une stratégie de l’imagination : ils ont la capacité de libérer de l’espace dans la vie des individus. 

Les lieux : ce sont des endroits où on peut décaler notre regard, élargir nos horizons et nos manières de penser le futur. Les fermes urbaines, les villes inspirantes, les projets à l’échelle d’une rue… Tous ces lieux peuvent convenir, ils ont la capacité de nous faire réfléchir et de changer notre regard sur nos modes de vie.

Les pratiques : ce sont l’ensemble des activités que l’on peut faire au sein de différents groupes pour exercer notre imagination, à la manière dont on entraîne un muscle. Dans mon livre, je partage un ensemble d’exercices, s’appuyant notamment sur la philosophie du « oui et » plutôt que du « oui, mais » en réponse à une question.

Les pactes : lorsqu’une personne pose une bonne question, il faut qu’une rencontre se crée avec des décideurs publics. Ensemble, ils construisent alors un pacte pour travailler sur cette question et transformer les idées en actions.

ADA : Dans les imaginaires écologistes, on a tendance à penser que la ville s’oppose à la campagne. Est-ce que l’avenir des sociétés est de sortir des villes ?

R.H. Je ne suis pas d’accord avec cette manière de présenter les choses. Cette opposition doit être dépassée. Trouvons plutôt ce que signifie vivre de manière soutenable, résiliente, autosuffisante, que ça soit dans un environnement rural ou urbain.

Cette dichotomie ne tient d’ailleurs pas debout : si on transformait l’espace aujourd’hui alloué à la voiture en ville pour y planter des arbres, créer des parcs, des aires de jeu, des pistes cyclables, le débat serait différent. Je pense que d’ici cinq à dix ans, nos villes auront profondément changé. On assistera à un immense déclin de la voiture, une augmentation des espaces verts, on imaginera de nouveaux lieux, de nouveaux espaces de travail. En regardant en arrière, on réalisera que la période du covid aura catalysé de profonds changements.

Je suis engagé dans le mouvement écologiste depuis l’âge de 14 ans et j’ai toujours entendu des gens clamer que les campagnes étaient mieux que les villes. Mais en ville on trouve une culture, une diversité et une énergie fantastiques. L’idée de devoir les fuir est absurde. Peut-être devons-nous aussi trouver une façon de soutenir les économies rurales, pour assurer leur diversité, attirer les jeunes, créer une nouvelle dynamique en soutenant la permaculture et en portant des écovillages… C’est aussi en croisant les alternatives en milieu urbain et celles en milieu rural qu’on pourra fertiliser nos imaginaires de manière pertinente.

ADA : S’il ne faut pas opposer les villes et les campagnes, les métropoles, ces villes géantes, posent de véritables questions. Elles sont souvent vues comme des espaces de contraintes, stressants et étouffants. Elles brassent pourtant, à l’échelle mondiale, une partie immense de l’humanité. Comment peut-on les rendre plus solidaires et davantage écologiques ?

R.H. On peut s’inspirer de villes comme Barcelone. Là-bas, il existe des quartiers où l’on a supprimé la voiture pour créer des espaces de rencontre et laisser place au vélo. Des assemblées de quartier ont été créées pour revitaliser la démocratie en ville.

Notre projet doit être de rendre les villes plus égalitaires : rendre égalitaire l’accès au logement, faire sortir les voitures à l’extérieur des villes, rendre les citoyens propriétaires du fonctionnement de l’économie, plutôt que de la laisser entre les mains des multinationales.

J’ai récemment visité Toulouse lors de ma tournée d’échanges. Cette ville s’est organisée autour d’Airbus, comme une sorte de monoculture économique. Que se passera-t-il le jour où l’industrie aéronautique disparaîtra ?

Pour réaliser cette transition de façon efficace, les opportunités à saisir sont multiples. On peut par exemple remplacer les supermarchés et les fournisseurs d’énergies par une multitude d’entreprises communautaires locales. On peut aussi se débarrasser de Sodexo par exemple, et approvisionner les hôpitaux et les écoles grâce à des projets coopératifs qui fonctionnent sur des modèles économiques complètement différents. « Il n’y a plus de solution qui ne soit pas radicale » a dit Naomie Klein

ADA : Pendant longtemps, en France, les processus étatiques ont eu tendance à imposer des formes d’action aux territoires, et par extension à les uniformiser fortement. On a perdu un drapeau de fierté : la diversité des territoires. Comment trouver un dialogue politique pertinent entre l’Etat et les territoires ?

R.H. Le rôle de l’État central est de soutenir les régions, les groupes locaux et les économies locales en fonction de leurs besoins. Sur le plan hiérarchique, il faut donc inverser complètement l’ordre des choses. Ça ne signifie pas qu’on doive se passer d’un État et d’un gouvernement. Comme vous le savez, je viens d’un pays qui a récemment choisi de se détacher d’un groupe plus large en pensant qu’il serait plus fort seul : le brexit. Je ne suis pas d’accord avec cette idée. Nos gouvernements nationaux doivent faire preuve d’honnêteté face à l’importance de l’urgence climatique, de façon à donner autant de pouvoir, de confiance et de soutien que possible aux groupes locaux pour leur permettre d’agir efficacement. 

Je ne soutiens pas un parti politique ou un autre, car la transition écologique se joue à l’échelle locale, au sein de groupes de citoyens. Mais même si je ne soutiens aucun parti, le succès des groupes politiques écologistes lors des dernières élections municipales en France me donnent beaucoup d’espoir.

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